C’est bien connu, on ne prête qu’aux riches. Et riche, Estée Lauder le fut: de créativité, de pugnacité; osons le dire, de génie. De là à enluminer sa biographie, il n’y a qu’un pas, inutile: sa vie ni sa personnalité n’ont besoin de rien pour se placer naturellement sous le signe de l’extraordinaire.
Et extraordinaires, ses parfums le sont et le restent. Je dirais même qu’elle n’avait pas peur de casser la baraque à coup d’audace, d’opulence et de beaucoup d’intuition. Avait-elle fait sienne la devise de Cocteau, trop est tout juste assez pour moi… En tout cas, Estée Lauder a créé une parfumerie où les mots: complexe, cossu et capiteux, prennent un sens panoramique. Rien d’assez beau, d’assez facetté, d’assez flamboyant et tenace pour satisfaire son flair luxuriant. Tels des diamant gros comme le Ritz, ses parfums d’envergure cognent et exultent en tenant un cap original et grandiloquent. En hommage à cette grande dame culottée et inspirée, citons quelques uns de ses fleurons de grande facture: Youth Dew (1953), White Linen, Cinnabar (1978), Knowing (1988).
Private Collection (1973), lui, est un cas un peu à part. Beaucoup d’histoires courent au sujet de ce floral à peine ambré. Elle l’aurait fait faire pour elle-même, puis offert à certaines de ses proches dont la princesse Grace, et ensuite se serait décidée à le commercialiser un peu puis beaucoup. N’oublions pas qu’Estée, bien avant l’heure, était un as du marketing et qu’elle savait tricoter des histoires comme personne. En reprenant le flambeau et en créant trois suites sous le nom de Private Collection, sa petite fille, Aerin, redonne du lustre à une légende vraie ou fausse. Mais qu’importe, il fallait le faire, et ce n’était pas gagné d’avance…
Les exemples abondent dans l’histoire d’héritiers d’empires de toutes sortes qui ne surent pas se montrer à la hauteur de leurs ancêtres. Chez les Lauder, tous reçoivent en partage le talent et le sens des affaires, mais le génie se transmet par les femmes ; Aerin Lauder en est le plus éclatant exemple. C’est une créative, bien dans son temps, folle d’art et de mode. Mariée à un banquier New-Yorkais, comme son aïeule, mère de deux enfants, elle concilie parfaitement les exigences de Creative Director du groupe Lauder et ses devoirs d’épouse et de mère. Tête bien faite sur une silhouette élégante, elle perpétue la légende familiale. Par exemple, c’est à son initiative que Tom Ford a réinterprété Youth Dew… que portait sa propre grand-mère, tel un hommage explicite au génie Lauder.
Dans ce groupe d’envergure où l’esprit de famille est le nerf de la guerre, Aerin en est la nouvelle incarnation. Héritière, elle est une figure de cette noblesse d’argent qui fascine l’Amérique : ces familles d’entrepreneurs mécènes ou d’hommes politiques. Elle est une étoile des soirées new-yorkaises, proche d’artistes et amies de créateurs de mode. Cette visibilité mondaine est aussi une nécessité. Aerin personnifie, au vrai sens du terme, l’image de l’entreprise. D’ailleurs, dans son bureau de la 5e Avenue, il s’agit toujours d’innover dans la continuité, d’avancer sans jamais oublier le passé. De fait, elle a relancé le concept de Private Collection imaginé par sa grand-mère: un parfum exclusif, presque confidentiel, qui, sous sa direction, reprend un souffle certain, plus contemporain. Il s’agit de trois eaux de parfums déclinées sous l’emprise des fleurs préférées d’Estée, et qui ne devraient pas faire l’objet d’autres interprétations. Une bonne raison de faire le clap de fin.
Le premier Tuberose Gardenia (2008) parvient à faire cohabiter les deux harpies de la parfumerie que sont la tubéreuse et le gardénia. Beaucoup de grands nez sont très perplexes en ce que concerne l’emploi de la tubéreuse tant elle est envahissante, prenante, et ramène, en grande despote, tout à elle. Difficile à habiller, à facetter, elle leur donne du fil à retordre tant elle ne cède en rien de sa personnalité. En véritable serpent à sonnette, elle hypnotise de ses effluves la moindre parcelle d’une fragrance. Il est vrai qu’elle a un côté animal, presque prédateur, qui fait d’elle un cas d’école, et qu’on n’ose à peine à la manipuler de loin ou de près. Au passage, je trouve que la note tubéreuse n’est pas synonyme d’hyper féminité, je la verrai assez bien dans un masculin, qui l’oserait. Par ailleurs, les créations la mettant en scène sont assez rares en dehors du légendaire Fracas de Robert Piguet (1948), de Blonde de Versace (existe-t-il toujours?) et de Hypnotic Poison de Dior. Le grand référent reste Fracas. A son sujet, on raconte qu’il n’est plus tout à fait le même que jadis. Vérification faite auprès des responsables actuels de Robert Piguet, on m’assure que la formule imaginée par Germaine Cellier, son créateur, est bien celle d’autrefois, qu’elle a bien été conservée en l’état malgré les changements de propriétaires et les aléas qui vont avec. J’en prends note. Autant Fracas était surdosé en tubéreuse, voluptueux, un brin aldéhydé, autant Tuberose Gardenia essaie de calmer le jeu, en vain. Dans un rôle de figurant, le gardénia peine à se faire reconnaître, malgré sa ferveur intrinsèque. De son côté, la fleur d’oranger «allège» un tant soit peu les deux compères et apporte une infime fraicheur. L’ensemble est, au final, assez mesuré, et le sillage somme toute d’une relative discrétion.
Amber Ylang Ylang (2009) est probablement le plus consensuel, à mon avis, mais, et il y a toujours des mais, si la note ambre se marie bien volontiers à cette fleur opulente et à laquelle sont associés absolu de rose, et encens, elle semble être écourtée de sa langueur légendaire. De même, à cause de la présence de vanille, la fragrance semble assez sucrée, un poil caramel avant qu’il ne prenne des couleurs trop brunes. Ici aussi, il y a un soupçon de fraicheur en demi-teinte. Serait-ce la bergamote? Plutôt tendre et facile, parfait pour une homme, ce voyage sans équivoque n’appelle pas un imaginaire foisonnant: Shéhérazade lascive et tentatrice ou sultan en quête de mille et un nuits ardentes. Non, on en est très loin. Ici, on réconcilie l’orient et l’occident, quitte à se croire dans un royaume, certes luxueux, mais un peu préfabriqué.
Le petit dernier, Jasmine White Moose (2010) tente de moderniser l’illustre et complexe famille Chypre. Actuellement, ce registre a bien du mal à faire des émules plus volontiers tentées par des parfums à tendance glossy, c’est à dire: fleurs blanches tamponnées de sucre. On me dit que cet ultime ouvrage avait été imaginé par cette chère Estée, puis laissé inachevé… Exit la mousse de chêne verte pour faire place à la mousse dite blanche. Pour l’avoir reniflé de très prés, ce nouvel ingrédient est un soleil pâle mais pas nul. Dans la présente composition, adoubée classiquement de patchouli, il affiche un certain tempérament sans avoir une aura traçante et, honnêtement, ce n’est pas mal du tout. L’histoire est là, en filigrane, mais un peu romancée. C’est comme si l’on passait de La Pléiade à la Bibliothèque Rose. Le charme s’impose sans déranger grâce à la présence de très belles notes florales, jasmin Sambac, iris, violette, dont beaucoup proviennent des Laboratoires Monique Remy (IFF), un gage de qualité. Quitte à déplaire à certains esprits chagrins, je dirais que Jasmine White Moos a tout pour plaire du côté de Martha’s Vineyard, donc plus Deauville que Saint-Tropez, tellement il est chic et presque parfait.
Flacon rectangulaire et plat, sublime. Cabochon inspiré d’un bijou de Joseph Hoffmann ayant appartenu à Estée et qu’elle avait offert à Aerin. Il mêle l’or, le verre et les pierres, ce dernier est uniquement disponible dans les versions parfums, 30ml, 290€, (mazette!!!). Tous différents selon la fragrance choisie.